L’histoire de ma famille est marquée par le destin de la Pologne déchirée du 19ème siècle, par l’histoire du Slesvig partagé, le Nord-Slesvig danois et le Sud-Slesvig allemand et surtout, les deux guerres mondiales.
Mon grand-père, du côté de mon père, est mort en tant que partisan polonais en Galicie en luttant contre la Russie pour la libération de la Pologne. Mon père, en tant qu’enfant, a dû quitter la Galicie avec ses nombreux frères et soeurs et a dû se réfugier à Torun, ville polonaise où Copernic développa sa théorie du système solaire, Torun, ville sous occupation prussienne.
A 18 ans, mon père est obligé d’intégrer l’armée du roi de Prusse. Après la première guerre mondiale, le jeune homme est psychologiquement dévasté. Il parcourt l’Europe à la recherche de distractions et sans illusions. Quelques années après la naissance de ma soeur aînée, il se marie, en 4ème ou 5ème noce, avec ma mère, de 22 ans sa cadette, timide fille d’ouvriers de Flensburg.
Le » Baron polonais « , comme on l’appelait pour son élégance, doit encore une fois partir à la guerre. Les Polonais ne sont pas loyaux, comme tout le monde le sait. Une fois encore, il sera intégré dans une unité qui ne peut nuire à l’armée hitlérienne, il est sous-officier sanitaire, infirmier de guerre !
A la fin de la guerre il est un chirurgien accompli et revient à la maison, avec son âme détruite mais avec l’outillage d’un petit hôpital militaire dans ses bagages. Il a perdu sa foi catholique pour toujours, il ne peut pas s’imaginer qu’un Dieu puisse permettre des massacres comme ceux de la deuxième guerre mondiale.
Dans notre village, il est capable de soigner aussi bien les malades qu’un médecin généraliste ; le village n’en disposait pas avant son retour. Vivant dans la minorité danoise, farouchement antifasciste, un fossé sépare les Danois des Allemands.
Durant mon enfance, nous ne nous adressons pas la parole. A l’école secondaire, un mur séparait l’école danoise de l’allemande, et jamais, pendant les 6 années durant lesquelles je l’ai fréquentée, une parole fut échangée entre moi et les jeunes élèves allemands.
A 16 ans, je pars vivre deux ans à Londres chez une famille polonaise immigrante et effectue les O-Levels et un ou deux A-Levels avant de rentrer chez moi pour débuter l’Ecole Normale au Danemark.
Un hasard fait que mon inscription est égarée et je dois alors laisser ma meilleure amie, Annelene, partir toute seule à Aarhus. Mon inscription n’est valable que pour l’année suivante. Furieuse, je décide de partir en Suisse pour apprendre une quatrième langue, le français. Mon problème est l’argent. Je pars sans connaître personne et sans argent.
Actuellement, je me demande souvent comment mes parents ont pu me laisser partir ainsi. J’atterris à Zürich et je prends une chambre dans la Marta-Haus, pension pour jeunes filles, sans savoir comment la payer à la fin du mois.
Mon idée est de chercher du travail, de rester quelques mois pour apprendre les bases de la langue française et, après, de me rendre à Genève pour effectuer des études plus approfondies.
Pendant la première semaine qui suivit mon arrivée en Suisse, je rencontre mon futur mari et voilà que le hasard décide que je reste en Suisse. L’école normale est oubliée. Durant la deuxième semaine à Zürich, mon petit-ami très amoureux insiste pour me présenter à Friedrich Liebling, psychothérapeute, qu’il a consulté, lui, pour changer de profession contre le gré de son père.
Il est menuisier dans la boîte de son père et il veut faire des études. Commence pour lui et moi une formidable aventure psychologique ; j’ai à peine 18 ans et mon ami en a 21. Je peux commencer mon analyse personnelle chez Friedrich Liebling, assister au développement de l’Ecole de Zürich de ces débuts jusqu’à sa fermeture.
Je peux aujourd’hui dire que Friedrich Liebling m’a littéralement sauvé la vie. J’étais une jeune fille effrontée et très malheureuse, souffrant des blessures de mon enfance infligées par un père à l’âme détruite par la guerre et une mère soumise à ses accès de colère.
Friedrich Liebling me traite alors avec une infinie patience et douceur, jamais il ne me met sous tutelle, il ne montre aucune déception quand je commets des erreurs, il est toujours là pour m’aider à me relever et à continuer.
En 1972, il me propose de commencer une analyse didactique chez lui. Friedrich Liebling m’a appris ce qu’est véritablement la psychologie, c’est-à-dire ne pas utiliser seulement les termes psychologiques, mais de vivre la psychologie.
C’est grâce à lui que j’ai pu construire ma vie. Je suis devenue journaliste spécialisée pour gagner ma vie et pour me consacrer à mes études de psychologie. Jusqu’en 2000, je subviens à mes besoins en travaillant en tant que journaliste spécialisée tout en pratiquant en cabinet privée en tant que psychologue.
Ainsi, j’ai la chance de ne pas dépendre – en tant que psychologue – de l’argent. Je suis libre et je suis restée libre toute ma vie !